Edouard Amoiel

12 octobre 2025

Sous le soleil de Pampelonne, le Club 55 demeure une légende vivante. Transmission familiale, esprit libre et hospitalité sincère : rencontre avec Patrice de Colmont, patron de l'une des plages les plus célèbres du monde.

​La disparition de Patrice de Colmont, fondateur du mythique Club 55 à Ramatuelle, résonne comme la fin d’une époque où insouciance rimait avec bienveillance. Pour lui rendre hommage, je vous invite à (re)lire l’article que j’avais consacré il y a quelques années à ce personnage hors du commun et à ce lieu hors du temps. 

Les tables nappées de tissu bleu-ciel aux motifs provençaux sont à peine dressées que déjà le personnel de salle s’affaire en prévision d’un service complet.  Une journée comme une autre sous le soleil du Club 55, la plage la plus emblématique de la presqu’île de Saint-Tropez, voire de la Côte d’Azur, qui sait, peut-être du monde entier. A l’abri des regards indiscrets, au milieu d’une végétation mariant sable fin, bambous, tamaris et bois clair, ce havre de paix reste plus que jamais au sommet de son art malgré l’évolution des modes culinaires en restauration. A l’origine de ce succès ? Un rêve, une dynastie, un héritage, un hasard, un film… Hommage à une famille de visionnaires.

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Un déjeuner au Club 55 ©Edouard Amoiel

Terre promise

Patrice de Colmont se faufile entre la ribambelle de tables avant de s’arrêter devant une petite console qui lui sert de comptoir d’accueil. Le patron regarde avec attention la centaine de cartons de réservation, superposés et alignés au millimètre près, qui portent les noms (écrits à la main) des heureux clients en passe de venir s’attabler au restaurant. Après ce cérémonial consciencieux quasi obligatoire, l’homme au regard malin, vous serre la main d’une poigne de fer. « Mon enfance c’est ici ! Bienvenue ».

Commence alors le récit d’une saga unique au monde. Elle démarre en 1935 avec un père ethnologue parti à la recherche des descendants des mayas. De retour en France, Bernard de Colmont rencontre Geneviève pendant la projection d’un de ses documentaires. En guise de voyage de noces, le jeune couple descendra la rivière du Colorado en kayak eskimo.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Bernard tourne un film sur le transport des oranges en Méditerranée. Pris dans une tempête, l’équipage s’abrite des vents violents dans la baie de Pampelonne. L’ethnologue tombe sous le charme de cette baie encore vierge de toute vie humaine. Un an plus tard, toute la famille débarque et partage son temps entre la Haute-Savoie l’hiver et Saint-Tropez l’été.

En 1954, un petit héritage lui permet d’acheter un bout de terre. « Vestige de la guerre, ce n’était que du sable, des barbelés et des trous d’obus. Pour une fois que nous avions un peu de sous, ma mère était furieuse. Mon père nous a dit que se serait notre terre promise », raconte Patrice de Colmont.

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La plage du Club 55 © Marc de Delley

Un film qui change tout

La tribu construit trois cabanes ; une pour les parents, une autre pour les enfants, et la dernière pour une cuisine de fortune. L’adage de l’explorateur est ancré : lorsqu’un voyageur égaré sera de passage, la famille offrira son hospitalité. « Il faut s’imaginer un autre temps. Nous n’avions ni l’eau courante ni l’électricité ». Les de Colmont installent quelques tables et vont chercher tous les matins de l’eau fraîche à la fontaine de la place des Lices, au cœur du village de Saint-Tropez. Un petit groupe de fidèles bientôt se constitue, chacun amenant son pique-nique.  C’est à ce moment que l’équipe du film Et Dieu créa la Femme débarque avec ses 80 bouches à nourrir quotidiennement. La famille s’organise. Elle propose des roastbeefs cuits dans le four du boulanger accompagnés de ratatouille. « Le film se passe, mais Roger Vadim, Brigitte Bardot et Jean-Louis Trintignant continuent de venir chez nous sans savoir que nous n’étions pas un restaurant », continue le patron.

Malgré cet engouement soudain, Bernard de Colmont n’est guère enchanté de devenir un « marchand de soupe ». Plutôt que de suivre les modèles de restauration de l’époque, il impose ses règles. Au Club 55, (parce qu’il a été officiellement créé cette année-là), ce n’est pas le patron qui est aux fourneaux. « Sous-entendu, il a des choses plus intéressantes à faire » plaisante Patrice avant de poursuivre. Et surtout, ici le client n’est pas le roi… parce qu’il est un ami ». Une devise qui perdurera au fil des années. Côté cuisine, l’épi de maïs grillé avec son beurre blanc, l’artichaut vinaigrette, les sardines grillées et les poivrons à l’anchoïade font leur apparition sur la carte des mets. « Quelles que soient la nationalité et la culture, il fallait que le client comprenne qu’il était en France, en Provence et au bord de la Méditerranée ». Et rien n’a changé 60 ans plus tard.

Patrice de Colmont connaît une enfance heureuse. Sauvage et marginal, il profite d’un terrain de jeux complètement naturel. Il grandit dans une époque d’après-guerre où l’insouciance s’allier à une irrépressible soif de vie. « J’ai été très tôt en charge de ma vie. Il y avait dans les années 60 une recherche de liberté très forte et Saint-Tropez représentait ce symbole d’émancipation. Le pauvre se confondait avec le riche, le noir avec le blanc et tout le monde vivait ensemble dans une ambiance de fête permanente. Il n’y avait plus de différence ».

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Patrice de Colmont et sa fille Camille ©DR

Une vie d’artisan

La mort de Geneviève de Colmont, alors que Patrice n’a que 20 ans, vient dérègler tout le clan. Le jeune homme fait un bref passage dans l’immobilier avant de revenir au bercail. « La vie a fait qu’il fallait assumer ». Usé par la vie et les périples au bout du monde, Bernard décède à son tour. Pour autant, le petit bistrot familial continue de prendre de l’ampleur tout en respectant sa philosophie des débuts. « Même aujourd’hui, alors que le restaurant sert des quantités démesurées de repas, nous fonctionnons toujours comme des artisans. Dans notre comportement et notre manière de faire, nous sommes à l’opposé du piège à touristes. Notre seule préoccupation reste que le client revienne le lendemain ».

Votée à l’unanimité au Parlement français en 1986, la loi du littoral voit finalement le jour dans le paysage côtier de la presqu’île après plus de trois décennies de tergiversation. Une redistribution des cartes qui met fin à certains établissements pour laisser place à de nouveaux. « Pampelonne est une plage très convoitée qui a subi les excès de l’occupation domestique et commerciale même si malgré tout le lieu a été plus respecté qu’ailleurs ; nous n’avons pas transformé le site en Croisette ni en Promenade des Anglais ». La baie est classée « Site Remarquable Naturel », distinction la plus restrictive en matière de protection de la nature. Ce qui a eu pour conséquence de raser tout ce qui se trouvait sur le domaine public. S’ensuivirent une bataille juridique, des votes, des recours, des règles, des amendements, des compromis jusqu’à l’obtention d’un consensus. Pour finir, un nouveau schéma d’aménagement est imaginé par la commune de Ramatuelle.

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Le Club 55 sur la baie de Pampelonne ©DR

Presqu’île légendaire

« Contrairement aux idées reçues, en France certaines plages assurent une prestation payante, d’autres sont totalement gratuites mais elles sont toutes publiques ». Avec le temps la loi est devenue encore plus restrictive ; la proportion du littoral allouée à des surfaces commerciales baisse de 30% à 20% (incluant la longueur du front de mer et la surface). « Ce cumul faisait à la base disparaître 14 établissements », rappelle Patrice de Colmont.

La commune de Ramatuelle en profite pour racheter un certain nombre de parcelles, qui deviennent des terrains communaux, sauvant ainsi huit établissements. Désormais, 23 restaurants au lieu des 27 se partagent ce banc de sable qui vaut de l’or avec l’un des cahiers des charges les plus restrictifs en matière d’écologie. « Compte tenu du contexte, la situation est très positive. C’était un enjeu planétaire ; on nous attendait au tournant. Dans quelques années, tout le monde viendra prendre exemple sur nous ».

Patrice de Colmont regarde la vie avec paix et sérénité, conscient de la chance d’avoir vécu une page d’histoire hors du commun. Passionné d’agriculture naturelle, il participe toujours à sa manière à la reconstruction de la biodiversité avec ses deux fermes dédiées à la culture de la terre. Sa fille Camille l’a rejoint à la tête du restaurant il y a trois ans. « Le Club 55 est un bien commun qu’il faut préserver. Nous avons récupéré le meilleur de la planète. L’endroit où tout a été réuni, c’est ici ! Cette presqu’île est peut-être vulnérable mais elle est immortelle ».


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