Aline Kamakian : « L’amour dans une famille arménienne, c’est la nourriture »

Edouard Amoiel

02 juin 2025

Fondatrice des restaurants Mayrig, Aline Kamakian a récemment ouvert à Genève un bistrot dédié à l’art culinaire arménien. Portrait d’une femme au caractère bien trempé avec un cœur d’artichaut.

Aline Kamakian est une pile électrique et n’a pas sa langue dans sa poche ! Cette femme engagée « a de la tchatche », aime le franc parler et raconte aisément ses histoires entrepreneuriales en matière de restauration. Parfaitement quadrilingue, elle mélange dans une succession d’expressions le français, l’anglais, l’arménien et l’arabe pour créer son propre melting-pot linguistique. Mais qui se cache derrière le personnage qui a grandi à Beyrouth dans les années 70 en pleine guerre du Liban ? Aline Kamakian peut-elle parler de son passé parfois douloureux avec la même facilité ? Un passé qui a forgé son caractère et l’a faite devenir la femme de poigne qu’elle est aujourd’hui ? Portrait d’un être humain passionnant qui, malgré les aléas de la vie, s’est construit un parcours des plus surprenants.

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Aline Kamakian chez Mayrig à Genève ©Studio PAW!

Guerre du Liban

« La gourmandise vient de ma grand-mère » déclare-t-elle d’emblée. Hyperactive – même si ce trouble n’était pas diagnostiqué à l’époque – la jeune Aline parvient à canaliser son énergie à travers les gestes nécessaires à la confection de la pâte à raviole traditionnelle. « Mes cousines jouaient avec de la pâte à modeler et moi avec de la pâte à consommer ». Libanaise d’origine arménienne, Aline grandit à Beyrouth dans une famille où la nourriture est au centre de tout. À l’école, son déjeuner préalablement préparé à la maison, remporte un tel succès que ses camarades lui demandent de partager ses recettes. A l’exception d’un cheeseburger proscrit qu’elle déguste en secret, mettre un pied à la cantine scolaire aurait constitué un crime de lèse-majesté.

Elle a cinq ans lorsque la guerre éclate au Liban. Témoin des atrocités des combats qui déchirent la capitale, la jeune Aline est restée sans pouvoir parler pendant une année entière. Au sein d’un clan libano-arménien, il est impensable, qui plus est à cette époque, d’emmener un enfant pourtant traumatisé chez le psychiatre. « Les psys c’était pour les fous. C’est l’amour de ma famille qui m’a permis d’avancer. Et l’amour dans une famille arménienne, c’est la nourriture. Cuisinier pour un restaurant c’est une chose ; cuisiner pour les personnes que tu aimes c’est complètement différent » !

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Le restaurant Mayrig à Genève ©Studio PAW!

Terre d’accueil

L’histoire de la communauté arménienne au sein du Liban découle d’un génocide mais au fil du temps les arméniens ont pu s’intégrer grâce à leurs exceptionnelles capacités, leur savoir-faire unique et leur ténacité. « Les Arméniens ne quémandent pas, ils travaillent ! Sans un sou en poche à leur arrivée au Liban, les générations précédentes n’avaient malheureusement pas accès aux grandes études. Reconnus comme des artistes, nous savions utiliser nos mains ». Aline Kamakian se remémore la prière matinale qu’elle récitait quotidiennement en guise d’hommage à une terre d’accueil bordée par la Méditerranée, « Merci le Liban de nous avoir accueillis, nous allons faire de notre mieux pour pouvoir te le rendre ».

Enfant rebelle et dissipée, Aline ne se laisse pas faire et tient tête à toutes les personnes opposantes. Profondément respectueuse de sa mère et très attachée à son père, elle se rapproche du patriarche à travers la cuisine. Les deux se levaient régulièrement à quatre heures du matin pour préparer le déjeuner arménien dominical. Aux côtés des nombreux oncles, tantes et cousins, une ribambelle d’invités défilent quotidiennement chez les Kamakian pour déguster les merveilleux plats confectionnés par le duo père fille. « Mayrig est le fruit du savoir-faire de ma mère et des rêves de mon père ». A peine âgée de 17 ans, Aline perd ce dernier et décidera, à la suite de ce drame, de réaliser la vision de son père disparu.

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Les Mantis aux épinards chez Mayrig ©Studio PAW!

Du rêve à la réalité

Livrée à elle-même et animée d’une soif d’indépendance, Aline termine ses études et commence par vendre des assurances. « J’ai très vite compris que l’indépendance commence financièrement ». Tout en gardant un pied dans ce monde, son objectif reste intact et elle fait ses premières armes dans le monde de l’hôtellerie et la restauration à l’hôtel Intercontinental Phoenicia. Le premier Mayrig verra le jour à Beyrouth en 2003. Victime de son succès, la restauratrice lance dans la foulée sa société de traiteur. Les clients libanais et orientaux fréquentant la capitale sont surpris mais néanmoins conquis. « Ils ont découvert une cuisine raffinée, aromatique et assaisonnée.

Après plusieurs ouvertures en Arabie Saoudite, aux Maldives, en Arménie et en Égypte, Aline Kamakian jette son dévolue sur Genève en 2025. Une importante diaspora arménienne installée à Genève justifie ce choix et pousse la restauratrice à poser ses valises en Suisse. « Je suis arrivée à réaliser le rêve de mon père et je souhaite maintenant faire rayonner la cuisine arménienne à travers le monde. Tout en conservant les traditions, tout est une histoire de transmission ». L’entretien s’achève sous le regard embué d’Aline Kamakian à l’évocation des souvenirs familiaux autour d’une table ! Comment lui en vouloir ? Nous voici rassurés de constater que la femme indépendante n’en est pas moins humaine. Quelle histoire, quel parcours, quelle vie…

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