Noor : mixité culturelle et excellence sensorielle
Edouard Amoiel
06 novembre 2024
Paco Morales, le chef du restaurant triplement étoilé Noor à Cordoue, impressionne par sa créativité avec une cuisine sensible, innovante et passionnante sur fond de culture Al-Andalus.
Il y a des voyages qui transcendent et qui libèrent nos pensées les plus profondes. Il y a des périples qui transportent bien au-delà de nos attentes, voire même de nos espérances. La route permet ces échappées belles. La distance permet des rêves infinis. Le temps permet de libérer nos pensées et agit comme une échappatoire à notre quotidien. Les deux heures de voiture qui séparent l’aéroport de Malaga de la ville de Cordoue permettent de s’évader en toute liberté, sans limite ni contrainte. Les paysages sont arides, vallonnés et les oliviers bordent l’autoroute à perte de vue tout au long du périple. Le voyage culinaire commence en laissant du temps au temps.
Émissaire culturel
Cordoue accueille les gourmets de passage en ouvrant les portes de l’Andalousie et de la culture islamique. Il faudra y revenir ne serait-ce pour visiter la Mezquita, immense mosquée datant de l’an 784. En peignant un tableau gastronomique qui reflète ce mélange culturel, le chef Paco Morales en est sûrement le plus bel émissaire. Son restaurant Noor en est le vaisseau mère. Discret, intime et secrètement bien gardé, il figure parmi l’élite de la gastronomie hispanique et même au-delà en décrochant une troisième étoile au guide Michelin. Après avoir longé un petit hall avec des murs noirs, une sublime salle d’un blanc lumineux accueille les convives venus s’attabler devant une cuisine entièrement ouverte.
Aux côtés de sa brigade prête à affronter un service de midi déjà complet, le chef entre en scène avec humilité et discrétion. Lunettes noires pour veste blanche. Personnage des plus attachants, d’une grande humilité, il nous invite à voyager à travers son univers gastronomique intime. Il s’adresse à la table d’une voix douce en précisant d’emblée qu’il « ne fait pas de la cuisine moléculaire, mais simplement de la bonne cuisine ». Le message est passé et nous amuse autant qu’il nous rassure. À l’heure où certains chefs espagnols continuent de promouvoir la cuisine moléculaire, qui a certes révolutionné le monde des toques blanches à la fin des 90, Paco Morales ne souhaite pas s’enfermer dans ce carcan initié par Ferran Adria, même s’il est techniquement irréprochable.
Bacalao, ventrèche et wagyu
L’amuse-bouche est un petit pain de curcuma et mayonnaise de Kalamata accompagné d’un tartare de mérou façon bacalao. Alors que nous n’en sommes qu’aux prémices d’un menu exceptionnel, les gambas translucides au citron marocain et amandes lancent le bal, suivies de l’interprétation magistrale d’une soupe dense et crémeuse, dite « Puchero », avec un jaune d’œuf confit, quelques légumes, le tout surmonté de grains de caviar. Le ton du repas est donné ! Rupture totale avec la gelée de pamplemousse, crevettes rose et son nuage de fromage bleu. Un plat aux paradoxes saisissants, qui s’inscrit, qui dérange.
Nous poursuivons avec la ventrèche de thon, ragoût d’oignons, pistaches et piments verts. Élégance qui bouscule. Sur un menu d’une quinzaine de plats, il y aura des oublis, par avance je m’en excuse, mais le souvenir de l’épaule d’agneau maturé comme une pièce de bœuf Wagyu A5, escortée de concentrés de thé vert et thé noir restera marqué à jamais. Le voyage culinaire va durer plus de cinq heures. Je me réjouis encore à ce jour de ce moment de vie. Avec sa cuisine, le chef Paco Morales nous chavire les cœurs sans les bousculer, tout en tenant compte de nos sentiments et de nos valeurs. Son talent est indéniable et ses associations sensorielles et culturelles révèlent une sensibilité rare. Un grand personnage tout en humilité.