Sommellerie au féminin
Edouard Amoiel
07 février 2023
Elles sont jeunes, talentueuses et sont les nouvelles ambassadrices de la sommellerie au féminin. Rencontre avec trois femmes amoureuses de la vigne et passionnées de la dégustation.
Il est 21 h un jeudi soir et le Bleu Nuit est en pleine ébullition. C’est au détour de l’interminable bar que les convives se retrouvent coude à coude afin de siroter un verre de Sylvaner tout en croquant dans une pizzetta, burrata fumée et guanciale. Les tables en bois – inchangée à travers les âges de cette institution – sont toutes occupées ; les décibels montent, l’ambiance prend telle une mayonnaise et le coup de feu bat son plein. Au milieu de ce joyeux cocktail de vie, que seul un restaurant peut procurer, la sommelière Marion Le Pen virevolte de table en table en quête de réponses et conseils viticoles. Avec un naturel déconcertant et un nez déjà bien éduqué, elle est la référence des lieux en matière de vin. Un rôle qu’elle assume sans revendication, un art qu’elle pratique avec passion et un statut qui n’est finalement plus réservé exclusivement à la gent masculine. Bienvenue dans le monde merveilleux de la sommellerie où les femmes sont reines.
Globe-trotteuse viticole
Initialement attirée par la profession pour son côté luxueux où dégustation rime avec ostentation et flacon avec grandes maisons, elle a, depuis longtemps, repris les chemins de la raison. « Je ne suis pas rentrée pour les mêmes motifs que ceux qui m’y font rester aujourd’hui », précise-t-elle en préambule. Des États-Unis à l’Australie, en passant par la Nouvelle-Zélande, la sommelière en herbe apprend les rouages d’une profession où le respect de la terre est essentiel et le savoir-faire humain ancestral. « Ce que j’adore dans ce métier, c’est de pouvoir mettre en avant l’univers paysan sur une table de restaurant. Que cela soit sur une nappe blanche ou pas, seul le vin a la capacité de lier ces deux mondes. »
Par ses expériences anglo-saxonnes, cette talentueuse sommelière n’a jamais eu l’impression de ne pas être mise au même rang que ses collègues masculins. Lors de son passage sur les terres australiennes, une brigade de sept sommeliers pouvait contenir jusqu’à cinq femmes. « Au premier contact, la clientèle peut être réticente à la vue d’une jeune femme. Le rapprochement jeunesse et manque d’expérience est souvent la caractéristique d’une certaine forme de méfiance. Il faut briser la glace et le reste de l’échange redevient, dans la plupart des cas, toujours très courtois. »
Avec une culture en sommellerie au sein de grandes maisons comme l’hôtel Negresco à Nice, le restaurant triplement étoilé du chef Guy Savoy à Paris ou encore la Table du Lausanne Palace, Sarah Pagès quitte les sphères de la haute gastronomie après plus de dix ans de bons et loyaux services. C’est en mars 2022 que la jeune sommelière a ouvert sa boutique consacrée à la vigne au cœur de la Cité olympique.
Sensibilité & émotion
Heureuse et épanouie comme jamais, elle se remémore ses débuts, alors qu’elle découvrait un métier complexe et à part, presque en décalage avec le reste de la salle et de la cuisine. « J’ai découvert un monde extraordinaire où il n’y a pas de limite. Ni en matière de connaissance ni concernant des accords. Les combinaisons gustatives sont infinies… j’ai tout de suite était séduite. » Aucun doute, le passage par des établissements étoilés demeure une indéniable école formatrice. Ces restaurants requièrent des connaissances et une rigueur quotidienne qui stimule le dépassement de soi.
Alors que Sarah gravit les échelons de la sommellerie avec abnégation, elle constate que les hommes pratiquant le même métier sont plus rapidement légitimés dans l’exercice de leur fonction. « Je reste persuadée qu’une femme évoluant dans un métier d’homme doit travailler deux fois plus afin d’atteindre la même reconnaissance. Il nous incombe de prouver que nous avons une valeur ajoutée et que nous sommes excellentes dans ce que l’on fait. » La sommellerie n’est donc pas une exception à la règle. Pourtant, les lignes changent, mais les idées préconçues demeurent. Les sommelières continuent de se faire une place au soleil dans ces environnements toujours masculins. « À nous d’apporter notre sensibilité par une approche beaucoup plus orientée sur l’émotion que sur la technique. »
Passionnée de bulles
En poste au restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier, Charline Pichon fait partie de cette volée de sommelières au talent décomplexé. Tombée dans la cuve depuis son plus jeune âge, elle se souvient de ses grands-parents qui vinifiaient à leurs heures perdues. Difficile pour cette passionnée inconditionnelle de champagne de s’imaginer exercer un autre métier. « Je suis tout de suite tombée sous le charme de cette profession. Aussi bien sur le plan de l’échange avec le vigneron qu’avec le client ; il n’y a aucune routine possible. Chaque repas est différent et réserve son lot de surprises. »
Malgré des services complexes au début de sa carrière, elle constate néanmoins un changement notable dans l’univers de la grappe. Charline se remémore les instants de méfiance qu’un convive pouvait avoir à son égard : « Une personne, quel que soit son sexe, demandait à parler à un sommelier masculin. Le client pouvait être déboussolé lorsqu’il se rendait compte que j’avais exclusivement la charge de la carte des vins. Par la force des choses, il n’avait plus vraiment le choix que d’échanger avec moi. »
Avec le temps, les mœurs s’assouplissent afin de laisser la place à de la bienveillance à l’égard des sommelières. Charline remarque quotidiennement l’admiration que certaines personnes peuvent avoir pour sa profession. Même si certains stéréotypes sont toujours ancrés, elle reste persuadée que le meilleur est à venir et que la sommellerie est plus que jamais une profession féminine. « Ce qui est le plus précieux, c’est le partage. Le reste a peu d’importance lorsque l’on a la chance d’être sommelière. »