Guide Michelin… bis repetita

Edouard Amoiel

20 mars 2024

La grande messe annuelle du Guide Michelin France vient d’avoir lieu à Tours devant un parterre de chefs (presque) tous acquis à la cause du bibendum. La Bible rouge gastronomique fait-elle toujours autant rêver les cuisiniers ? Décryptage avec deux chefs de renom : Benoît Carcenat et Yoann Caloué.

Comme chaque année, le Guide Michelin réunit la fine fleur des toques françaises autour d’une cérémonie savamment orchestrée. Fortement inspirée des festivités organisées par son concurrent anglo-saxon The 50 Best Restaurants of the World, la Bible rouge affiche un style de cérémonial forcé et suranné manquant cruellement (comme à chaque millésime) de passion et de vie. Hormis quelques rebelles refusant de faire partie de la fête, à l’image de Marc Veyrat ou du clan Bras, l’ensemble des acteurs de la gastronomie hexagonale ont tous répondu à l’appel. Malgré cette engouement de façade, le guide fait-il toujours la pluie et le beau temps dans le monde des toques ? Le public accorde-t-il encore du crédit aux notations des inspecteurs ? Le guide Michelin fascine-t-il toujours autant ? Décryptage.

Rétrogradé vs. Récompensé

En préambule de la cérémonie, sous l’ère de Gwendal Poullenec, le guide annonce les déclassés dans les médias officiels. Environ une semaine auparavant, les établissements ayant perdu leur étoile en sont informés par téléphone et peuvent « digérer » la nouvelle en toute intimité. Avec cette approche en amont, le Guide se donne les moyens de se concentrer exclusivement sur les lauréats et se libère ainsi de tout malaise lors des célébrations. Bienveillance innocente pour ménager les chefs ou information débridée pour alimenter l’actualité ? Le chef doublement étoilé du Valrose, Benoît Carcenat, considère qu’à travers cette pratique, le Michelin tombe dans le sensationnel. « Une information en chasse une autre. Que le guide rende un jugement oui mais tout en même temps. Communiquer la liste des déchus avant la cérémonie officielle manque d’élégance et ne fait qu’accentuer la douleur de ceux qui se trouvent rétrogradés ».

ValroseLe chef Benoît Carcenat ©Valrose

 

Sur les hauteurs du village de Rougemont, le Meilleur Ouvrier de France s’est rapidement imposé au sommet de la hiérarchie gastronomique helvétique en décrochant une multitude de récompenses, comprenant deux étoiles scintillantes au-dessus de la maison vaudoise. Même s’il éprouve une forme de reconnaissance, le chef ne considère pas le Michelin comme un graal mais comme un outil complémentaire à son travail. « Que ce soit au niveau des affaires, de la visibilité ou même du recrutement, à nous d’utiliser à bon escient les retombées de leur jugement. Même si le Guide Michelin reste la référence de la notion culinaire, attention de ne pas tomber dans le piège de l’obsession qui serait un frein à notre propre évolution ».

S’affranchir du système

Avec une opacité savamment entretenue par l’entreprise depuis sa création, aucun critère de jugement ni détail sur l’identité des inspecteurs n’ont jamais transpiré au-delà des murs de la maison mère de Boulogne-Billancourt à Paris. Dans un monde où la transparence est de mise, le Guide Michelin parvient à éviter de se conformer au modèle d’ouverture pourtant dans l’air du temps. Avec un mythe solidement ancré, les chefs vivent-ils dans la peur de perdre cette fameuse distinction ? « Déjà que nous sommes empreints de doutes, si l’on rajoute dans l’équation du quotidien la peur de la perte d’une étoile, nous ne nous en sortons plus » déclare Benoìt Carcenat avant de poursuivre sur sa lancée, « leur modèle d’opacité est leur force autant que leur faiblesse. Cette nébulosité tient tout le monde en haleine mais peu à peu la jeune génération s’affranchit de ce système ».

Cdb 07hd Yohan Caloué et sa brigade du Café des ©Café des Banques

Du côté de Genève, le chef Yoann Caloué, officiant actuellement au Café des Banques, a longtemps détenu une étoile au Guide Michelin dans son précédent restaurant carougeois. Avec une clientèle majoritairement locale, le restaurateur sait que ses convives ne fréquentent pas les lieux en fonction des distinctions. « Bien sûr que je souhaiterais récupérer une étoile car je pense, en toute humilité, que ma cuisine est plus aboutie que celle que je proposais avant. En termes de distinction, cela reste important pour les équipes ». Longtemps considérée comme un « booster » de chiffre d’affaires, l’étoile Michelin ferait-elle encore gonfler les caisses d’un restaurant comme celui du chef Yoann Caloué ? « Pas vraiment ! Cela permet bien évidemment de bénéficier d’une belle visibilité, surtout la première année. Mais tu décroches une étoile Michelin pour ce que tu as fait, pas pour ce que tu vas faire. Encore une fois, le succès de mon établissement vient de mon équipe, des clients mais pas des distinctions ».

Jeux Olympiques

Le Guide Michelin reste donc un indéniable gage de qualité qui traverse les tempêtes que subit le monde de la gastronomie. Dans l’univers des toques, le gain d’une étoile demeure une récompense ultime pour le travail acharné des cuisiniers qui commencent bien souvent leur expérience à l’âge de l’adolescence. Tels des compétiteurs de haut niveau, la plupart sont à la recherche de ces décorations gastronomiques tant attendues qui justifieraient des années de sacrifice. « Les athlètes ne participent pas aux Jeux Olympiques pour ne pas être sur les marches du podium. C’est la même chose pour nous en fonction de la rigueur que nous nous imposons au quotidien » soulève Yoann Caloué. C’est en constatant l’émotion des chefs Jérôme Banctel et Fabien Ferré, qui décrochent respectivement trois étoiles lors de la dernière cérémonie française, que l’on peut se rendre compte de la joie de toute une vie qu’ils ont pu ressentir.